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Le temps est un fils de pute

Soham Gupta

Angst

Veröffentlicht am 11.07.2019

EN DE

À travers la grisaille de cette cité concrète, des fleuves de véhicules en ferraille flottent langoureusement – et, comme au delta d’une rivière, des affluents de voitures et une branche de taxis jaunes se séparent de la route principale et s’écoulent dans toutes les directions. Depuis ton toit, tu peux voir la ville toute entière, tu peux sentir sa pulsation – pourtant il y a ce silence si étrange autour de toi, c’est comme si le bruit en bas était loin, très loin, si loin que tu en as envie, en fin de compte. Et autour de toi, de hauts et lourds gratte-ciels pointent l’azur du doigt, et le vieux pont rouillé ressemble à un jouet à une distance pareille. Tu peux voir tout, tout ce que tu souhaites voir – pourtant, lorsque tu te penches en embrassant cette vulgaire rampe, tu regardes en bas pour voir si tu peux apercevoir la flèche du temple, des papillons palpitent sauvagement dans ton estomac – un regard rapide, et le cœur commence à battre vite, la tête vrille, les yeux s’embuent – tu te jure de ne plus jamais jeter un regard en bas, pourtant, tu le sais, c’est le vertige même qui te pousse vers le toit, souvent. Le temple : il n’est pas gigantesque, mais, il est assez populaire aujourd’hui, nourri par la générosité des politiciens locaux et des commerçants du quartier. Si tu te promenais en voiture, les lundi, jeudi ou samedi, tu serais coincé dans le grondement du trafic pour un bon moment, les gens en hordes sur la route, se bousculant pour apercevoir le Panthéon des Dieux et des Déesses de l’intérieur, des gens aux mains repliées, perdus dans leurs prières, cherchant le Tout-Puissant dans un désespoir morbide. Certains jours – je ne sais plus lesquels – mais certains jours, ils nourrissent les pauvres, une fois la nuit tombée – et ensuite, le chaos s’amplifie, des hommes et des femmes sales formant une file hasardeuse reçoivent du Kichri dans des assiettes en papier, des chiens galeux espèrent obtenir quelques restes et attendent derrière, la salive dégoulinant de leurs langues. D’après les volontaires du temple, les jeunes hommes sontdes abrutis, ils sont robustes, aucun d’eux n’est infirme, toujours est-il qu’ils mendient vêtus de loques, ces putes, s’ils investissaient juste dans un seau en plastique et un torchon et se tenaient près d’un puits au croisement d’une route tôt le matin, ils se feraient une fortune en lavant les taxis, mais ces enculés, tout ce qu’ils veulent, c’est assez d’argent pour acheter quelques tubes de colle, c’est tout, foutus animaux, ils se battent même entre eux quand le repas est servi et se chapardent mutuellement la nourriture. Autour du temple, les choses sont devenues plus lourdes et plus grandioses ces derniers temps, depuis que la droite est arrivée au pouvoir l’an dernier : les donations ont explosé, elles leur ont même été attribuées pour qu’ils puissent diffuser de la musique sacrée au mégaphone toute la soirée; plus de policiers pour les déranger,terminé. Ils ont réussi à obtenir ce MP3 de je ne sais où, les gens du temple, donc de cinq à dix heures, ils passent les mêmes chansons, encore et encore, en boucle, tous les soirs de l’année, seuls les mecs qui gèrent le trafic sont un peu fâchés, ils disent qu’ils n’en peuvent plus – du chaos le soir, des émanations, des bus déchaînés qui se dépassent à toute allure les uns les autres, de ces poisons de conducteurs de pousse-pousse qui défient la mort en conduisant comme des fous furieux, des voitures et des vélos et des camionnettes, des piétons irresponsables, et enfin, des mêmes chansons dans le mégaphone – c’est tellement emmerdant, ilsn’en peuvent plus ! Maintenant, il est presque neuf heures, les cloches du temple ont commencé à sonner frénétiquement, on souffle dans des coquillages à l’unisson pour éloigner les mauvais esprits. Les chansons ont cessé, heureusement, le prêtre est venu, il chante des mantras – les choses atteignent leur paroxysme, et tout devrait bientôt être plus calme cette nuit. La foule a grandi, pour une fois on dirait qu’il n’y a plus aucune division – les épaules des millionnaires touchent celles des mendiants, les policiers et les pickpockets se frôlent, cherchant la bénédiction – même l’ivrogne est ici, celui qui s’était fait expulser au début pour cause de nuisances, dansant de manière lubrique au rythme des chants sacrés.


A certains moments, la religion, la dévotion : ça paraît être la plus grande farce du monde – la vue d’un adolescent autiste dans un fauteuil roulant, un sourire espiègle aux lèvres, l’autel, sa mère aux cheveux grisonnants, derrière lui, perdue dans sa prière, la vue de la chienne portant dans sa bouche le corps flasque de son chiot mort, la vue des flots ininterrompus d’urine coulant dans les caniveaux, et sur sa surface visqueuse, le reflet de la lune – et, de rage, on finit par déshériter Dieu. De l’autre côté de la rue, en face du temple, il y a une rangée de restaurants bon marché, servant principalement les passagers qui arrivent à la gare ferroviaire depuis tout le pays – il y a quelques bars, aussi, l’alcool est bon marché ici, il y a de la musique, parfois, ils accueillent un de ces crooners moches qu’aucun bar décent de la ville ne veut employer. A l’extérieur des restaurants, pendant les heures de pointe, lorsque le business est florissant, tu peux trouver des hommes et femmes gagnés par la folie,attendant, figés comme des statues, le regard démuni et empli d’impuissance, la faim à l’estomac, dévisageant la foule de gens en train de diner à l’intérieur – s’ils ont de la chance, quelqu’un leur donnera un rôti tandoori à moitié brûlé, ensuite ils passeront leur chemin et quelqu’un d’autre viendra prendre leur place. Les gars de la municipalité creusent encore – quels attardés, alors que tout était bien et propre, après avoir pavé le trottoir avec des carreaux rouge et noir imbriqués, ils ont commencé à creuser une fois de plus et tout est redevenu un immense bazar, faisant enrager les propriétaires de restaurants dont les affaires ont été affectées par ces perpétuels travaux d’excavation – à l’extérieur de l’hôtel Ramchandra Pice, un homme fou, d’âge moyen, est accroupi sur un monticule d’éclats de pierres – il est en train de pleurer, d’ailleurs, même si personne ne s’en préoccupe ; sous lui, un énorme tas de merde– son pantalon retourné à l’envers, ses sous-vêtements, des chaussettes, tout sens dessus dessous – il pleure, en silence, les larmes s’écoulent sur son visage sale, le faisant paraître encore plus ravagé. Derrière lui, de l’autre côté de la route, le mégaphone du prêtre du temple est toujours là, haranguant les Dieux et les Déesses, les dévots faisant écho à ses cris, en transe. Un bus Volvo roulant en direction de l’aéroport ralentit en face du temple, le chauffeur demande la bénédiction depuis l’intérieur de son véhicule, les bus et les voitures derrière lui se mettent à klaxonner comme des fous. Non loin de là, un vieil homme dans un pyjama Kurta blanc, empesé, donne des billets de dix roupies aux mendiants qui forment une longue file sinueuse. La liasse de billets s’amincit en un rien de temps, et finalement disparaît, puis l’homme marche vers sa berline garée dans les parages, et fait signe à son chauffeur de rentrer à la maison, pendant qu’un nain estropié le poursuit, s’aidant d’une béquille. Pendant ce temps, Lochmi, Mongola, Purnima, Sarala, Geeta et certaines autres femmes qui se trouvent dans la queue pour faire l’aumône ont encerclé Parveen, à présent elles la frappent – « Quelle sale sorcière », vocifèrent-elles, « une musulmane, comment oses-tu rester dans cette file avec nous, demander l’aumône à l’extérieur du temple, quel culot, porter un médaillon de la Déesse Kali pour flouer les gens qui te croient Hindoue – putain de musulmane sans caractère, salauds de conducteurs de vans à vingt balles la nuit, allez mendier à l’extérieur d’une mosquée, s’ils peuvent tolérer une salope comme toi près d’eux. Dégage, fous le camp ! On t’a déjà avertie plusieurs fois de ne pas venir mendier ici, une fois de plus et on te casse la gueule ! » Un volontaire du temple, entendant les femmes se quereller, vient vers elles et leur ordonne de se taire immédiatement ou de quitter les lieux. Les femmes se calment, Parveen va retrouver son bambin de trois ans qui pleure encore pour qu’elle le prenne dans ses bras, elle l’attrape, puis s’en va vite à travers le chaos et disparaît dans la folie du terminus des bus, en quantité innombrable, , engloutie parmi une mer de têtes, marchands, mendiants, banlieusards, amoureux, travailleurs fatigués rentrant du bureau, promeneurs et squatters, ivrognes, prostituées, conducteurs de bus trempés de sueur et vagabonds sans but. Plus la nuit tombe, plus le terminus devient louche. Une moto s’arrête devant une jeune femme seule, deux hommes sont sur la moto, et elle disparaît. Les héroïnomanes semblent venir de nulle part, s’accroupissant sous leurs papiers, abrités par l’obscurité. Avec ses bottes, un flic frappe un dealer vendant du Chullu dans des pochons en plastique sous un pont; il n’arrête pas de lui donner des coups de pieds dans la poitrine, jusqu’à ce que le vieillard demande grâce, s’accrochant aux mêmes bottes qui l’ont ensanglanté quelques secondes plus tôt. Un homme fou parle aux étoiles et Marie, la belle Marie, près d’un guichet abandonné, sans-abri, blessée, a le mal du pays, et se languit de revoir un jour sa famille qui se trouve très loin, à Bombay, et chaque minute, chaque seconde, elle se maudit de s’être enfuie ici et d’avoir quitté la maison de son employeur à Andhra Pradesh – au moins elle aurait eu des repas là-bas, au moins elle aurait eu un toit sur la tête, au moins ils l’auraient payée à la fin du mois – oui, ils la battaient si elle ne les écoutait pas, elle aurait été confinée dans cette maison tout le temps, et oui, les frères, ils l’auraient baisée encore et encore, parfois la chacun à leur tour ils l’auraient baisée, ces putains d’enfoirés, qui baisent leurs femmes sur des lits moelleux derrière des portes fermées, la nuit, et la bonne sur le sol de la cuisine quand personne n’est là, mais au moins les choses se seraient mieux passées, quelle erreur de quitter le Bengale-Occidental pour partir à la recherche d’un travail, si seulement elle avait pris le train pour retourner à Bombay, la vie aurait été différente, d’une manière ou d’une autre, ça aurait été difficile, mais au moins ça aurait été vivable. Et maintenant, avec sa jambe gangrenée, son salwar puant et ses cheveux coupés par un un coiffeur du trottoir, elle se demande ce qu’elle va faire ici dans cette ville, réussira-t-elle à retrouver sa maison ? – Des siècles, oui, ça fait des siècles qu’elle a quitté la maison. Est-ce que son père la reconnaîtra, telle qu’elle est maintenant, sera-t-il capable de retenir ses larmes comme il l’a fait quand ses beaux-parents l’ont foutue dehors, sera-t-il capable de la reconnaître ? Depuis combien de temps ne s’est-elle pas vue dans un miroir, se demande-t-elle : cinq ou six mois, ou bien plus que ça ? Car la vie est dure, le temps est un fils de pute qui passe lentement – et plus c’est dur, plus ça semble long – jusqu’à ce qu’un jour, soudain, tout s’arrête, quand les larmes s’assèchent, et quand l’espoir, comme Dieu, est introuvable, quand le corps engourdi ne peut même plus sentir la brûlante agonie, quand le corps est une cage vide qui se contente de respirer ; ça, c’est quand la folie te submerge, c’est quand tu deviens sage, c’est quand soudain tu oublies que la mort va venir à la fin. Et, de façon surprenante, l’espoir revient et t’emplit de nouveau ; – dans les rues jonchées de poubelles puantes, autour desquelles volent des nuées de mouches, par une averse brutale en hiver ou dans les rues enflammées d’une après-midi d’été, quand les chiens ne peuvent plus aboyer et que des corbeaux assoiffés cherchent désespérément une goutte d’eau– et – des individus blasés assis sur les sièges de leur voiture à air conditionné te regardent, se demandant pourquoi une pourriture d’animal telle que toi arrive à être heureuse comme un imbécile au bord de la route, et ils rient devant l’irrationalité d’une telle folie, échouant à comprendre que cette nécessité pour tu n’as pas d’autre choix que de continuer à vivre jusqu’à ce que les mecs de la municipalité te trouvent sans vie, dans un crépuscule brumeux, et nettoient le corps, nettoient l’âme de la ville.

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